Prologue

Monastère bénédictin de la Charité-sur-Loire, hiver 1223

Le vent faisait craquer les branches givrées du jardin d’agrément jouxtant le chauffoir. Poussé par des rafales cinglantes, Déodat frissonna d’autant plus fort lorsqu’il traversa les allées de gravier crissant sous ses pieds. Au moment où il ouvrit la porte du bâtiment, la chaleur le gifla avec la même violence que les frimas l’avaient griffé à sa sortie. Il tapa ses pieds engourdis malgré les chausses de laine, saluant les autres moines quand il en croisait le regard, tout en se dirigeant droit vers la couche de celui qu’il venait écouter jour après jour.

Comme toujours, on n’entendait que crachotements et ronflements, chuchotements et reniflements , gémissements et toux. Les plus faibles, les malades et les vieillards partageaient leurs miasmes en même temps que les soins de leurs frères et la chaleur de belles flambées. Déodat glissa sans bruit vers le petit lit près duquel il avait ses habitudes, son tabouret n’ayant pas quitté le chevet de l’infirme qu’il visitait quotidiennement.

Le moine grabataire semblait assoupi, la bouche entrouverte. Pourtant ses yeux n’étaient pas clos, même s’ils ne devaient plus voir grand-chose d’autre que des macules neigeuses. Il sut néanmoins reconnaître l’approche discrète de son jeune compagnon, qu’il accueillit d’un sourire avant que le moindre mot ne fût prononcé.

« J’espère que vous avez pris repos depuis matines, on m’a dit que vous avez eu nuit fort agitée.

— Il est temps que Dieu rappelle mon âme à lui, ce corps ne me vaut plus rien.

— Ne dites pas cela, nous avons encore tant à apprendre de vous, mon frère. »

Le vieil homme ricana, puis toussa. Une fois la quinte apaisée, il se rencogna sous les couvertures, son visage tavelé disparaissant presque sous les épaisseurs de laine.

« Qui peut apprendre de quiconque, mon jeune ami ? J’ai depuis longtemps perdu si fol espoir !

— Que voulez-vous dire ? Il convient que le jeune apprenne de l’ancien, c’est là l’ordre naturel des choses voulu par Dieu.

— Ah… Ça ! Je ne peux nier qu’avec l’âge vient le désir de semer les graines de sagesse qu’on a pu glaner au parmi de toutes ses erreurs. Mais qu’elles se plantent en bon terreau, de cela j’ai doutance. »

Tandis que le vieil homme parlait, Déodat s’installait avec son écritoire et ses plumes, ainsi qu’il en avait l’habitude. Il vérifia la pointe de ses instruments puis se prépara à noter.

« Auriez-vous l’heur de me narrer la suite de vos récits, mon frère ?

— Avec joie, d’autant que tu y verras combien il n’est de leçons bien sues qu’on ne les ait apprises de son propre chef.

— Où souhaitez-vous reprendre ?

— C’est à l’abord de l’hiver, quand les ténèbres se font plus fortes et dans l’attente de la Lumière qui nous sauvera que nous allons retrouver Ernaut. Mais avant qu’il ne soit question de lui, retrouvons donc un de ses compagnons. Le roi Baudoin était au loin, espérant par ses mariages s’aboucher avec les Griffons. Le royaume s’endormait sous les gelées, ignorant du feu secret qui brûlait en lui. »

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