Chapitre 10

Jérusalem, palais royal, fin de matinée du lundi 12 janvier 1159

La Petite Mahomerie n’étant guère distante de Jérusalem, Ernaut avait choisi de chevaucher à la fraîche. Mal lui en prit, car une légère, mais persistante, pluie l’accompagna tout au long de son périple, ce qui lui fit commencer son service au matin trempé comme une soupe. Il fut donc soulagé d’apprendre qu’il devait demeurer à l’intérieur, même si c’était pour une tâche habituellement considérée comme une corvée. Il s’agissait de trier les redevances perçues pour la Noël, de regrouper les monnaies identiques, poids et aloi pour qu’elles soient ensuite rangées dans des bourses dont la valeur serait garantie par un sceau apposé par un des clercs de la Grant Secrète.

Il passa ainsi la journée, penché sur une table, les yeux plissés dans la faible lumière de la grande salle voûtée, à rassembler pièces et méreaux. Gaston, qui surveillait les sergents et portait les tas à la pesée, égaya un peu leur ouvrage en leur narrant quelques-unes des batailles auxquelles il avait participé. Il avait été de fréquents coups de main, ne dévoilait parfois que peu de détails sur les circonstances de ses exploits, mais ne manquait jamais d’en faire un récit épique et haut en couleur.

Ayant retrouvé Eudes et Droart en fin de journée, lorsque le vicomte distribua les tâches de la soirée, Ernaut découvrit qu’ils étaient tous les trois désœuvrés pour la veillée et convinrent de se rejoindre à la taverne où de nombreux hommes du roi aimaient à venir tuer le temps. N’ayant nulle femme qui lui préparait le repas, Ernaut passa par Malquisinat pour y quérir de quoi manger, dont une belle fouace de l’échoppe de Margue. Puis il se rendit directement chez le père Josce.

L’endroit était assez calme, n’étant peuplé que des célibataires qui n’avaient personne pour tenir leur feu et leur pot. Il fit quelques parties de table avec Basequin, un compagnon de l’hôtel du roi qui noyait son récent veuvage dans le vin et la bière. Il parvenait ainsi à avoir encore moins d’esprit qu’au naturel, ce qui plaçait la barre à un niveau plus que respectable. Suffisamment du moins pour qu’Ernaut se lasse assez vite de gagner sans avoir à y réfléchir suffisamment pour y prendre plaisir.

Il vit donc arriver Eudes, puis Droart, avec un réel soulagement et, prenant son tabouret, il fit avec eux un petit cercle où ils pouvaient discuter à loisir sans craindre d’être trop entendus. Ernaut avait l’intention de partager avec eux une partie de ses problèmes et, surtout, de leur demander s’ils accepteraient d’aider à leur résolution.

« J’aurais besoin de compagnons pour périlleux projets, compères. Vous m’avez toujours traité en frère, depuis que je suis en la Cité. C’est le pourquoi je vous fais demande. Néanmoins, je ne saurais espérer que vous acceptiez sans y longuement pourpenser.

— En ce cas, c’est d’accord en ce qui me concerne, ricana Droart.

— Je suis sérieux, Droart. Tu pourrais y perdre plus que la vie. »

La remarque doucha l’enthousiasme du plaisantin, qui avala une gorgée. Eudes n’avait pas ouvert la bouche, attentif à ce que disait Ernaut.

« Je ne peux vous conter toute l’histoire, mais il me faudrait féals compagnons pour serrer un maufaisant et lui arracher ce qu’il a volé. Le péril en vient qu’il est fort puissamment protégé et que nul ne doit rien savoir de ce que nous ferons.

— Protégé ? Est-ce à dire qu’il s’agit de baron avec ses hommes ? s’inquiéta Eudes.

— Pas du tout. Il n’est même pas tant costaud que je ne pourrais m’en emparer seul. Il a puissant parrain qui fait qu’on ne peut lui demander raison devant des juges, c’est tout.

— Voilà bien rusé coquin dont j’aime à garroter de chanvre le cou » grinça Droart.

Eudes fixait toujours Ernaut. Tout au rebours de Droart, il aimait réfléchir avant de parler. Pourtant, il en partageait souvent les avis, même si ses motivations en étaient moins instinctives.

« Je te connais assez pour croire que ce n’est pas là méshonnête projet, Ernaut. Es-tu bien assuré de ton bon droit au regard de Dieu ?

— À plus d’un titre. Mais, de toute façon, je n’ai nul désir de me substituer à son jugement. L’intendant Pisan1) trouvait qu’il est présomptueux de se penser habile assez pour peser les âmes ou juger de son bon droit. Cette histoire est tellement embrouillée que je ne saurais trancher en conscience. Pourtant, il m’est possible d’en restreindre quelque peu les dommages. Je peux le faire seul, mais à plusieurs, cela sera d’autant plus aisé et moins risqué. Il nous faudra partir plusieurs jours, sans que quiconque soupçonne où nous allons.

— Quand prévois-tu d’agir ?

— Ils ne vont pas tarder à labourer pour pois et vesces à la Mahomerie, il est aisé d’obtenir congé du vicomte en ces moments. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas que ce soit après la fête des chandelles2). »

Droart manifesta son accord d’un claquement de langue.

« Il me sera facile de prétexter quelque tâche urgente pour ma maison. Et de dire à Ysabelon que le service le roi m’envoie au loin.

— Si tu en es d’accord, Ernaut, je préférerais ne pas mentir à mon épouse. Je dirais juste que je dois m’absenter pour quelque secret ouvrage, sans rien en dire de plus » compléta Eudes.

Ernaut sourit à ses deux amis, n’ayant guère de mot pour exprimer sa reconnaissance. L’un après l’autre, il leur serra l’avant-bras puis se releva pour aller chercher de quoi trinquer au succès de leur entreprise. Il profita d’un passage moins éclairé de la salle pour se frotter discrètement les yeux. Lorsqu’il revint, Droart avait retrouvé sa faconde et allégeait l’ambiance de ses pitreries.

Ernaut leur servit à boire et leur expliqua qu’il dédommagerait chacun des frais qu’ils auraient, mais qu’il serait plus prudent de louer séparément les montures à Abdul Yasu. Il leur dévoila aussi son plan plus en détail, espérant qu’ils pourraient en faire la critique et l’améliorer. Le plus dur serait de patienter jusqu’à ce qu’ils aient l’autorisation de s’absenter.

Palmeraie de Rama, fin d’après-midi du lundi 26 janvier 1159

Ernaut avait passé le dimanche avec son frère Lambert et sa jeune épouse Osanne, leur laissant entendre qu’il était sur le chemin d’une mission pour le roi. Habitués à ses incessants déplacements, ils n’avaient pas posé de question, heureux de l’accueillir dans leur manse pour une journée. Lambert lui avait fait faire le tour du propriétaire, montrant à Ernaut ce qu’il faisait des sommes à lui concédées. Ernaut savait qu’il était homme de labeur, dur à la tâche, aussi exigeant de son bien que des siens et de lui-même. Jamais Lambert n’avait trahi cette réputation.

Par ailleurs, l’affaire du meurtre d’Ogier était encore fraîche3) et le clivage entre le haut et le bas du village demeurait vif. Lambert avait tenté de se rapprocher de ses contradicteurs, mais les ressentiments étaient trop forts. Il regrettait ces dissensions, n’y voyant que de l’énergie perdue pour tous. Certains chantiers ne pouvaient s’accomplir facilement qu’avec beaucoup de main d’œuvre et si les quartiers tiraient à hue et à dia comme alors, tout prendrait beaucoup plus de temps. Il le déplorait, mais sans s’apitoyer. Ernaut trouvait qu’il ne s’en montrait que plus volontaire, bien décidé à arracher à force de travail ce qu’on ne voulait lui accorder aisément.

Lambert était persuadé que tout pouvait se régler à condition d’y consacrer les efforts nécessaires. Cet optimisme forcené fit du bien à Ernaut, qui demeurait circonspect quant au choix qu’il avait fait. D’autant plus qu’il avait convaincu Eudes et Droart de mettre leurs pas dans les siens. Pour une fois, il se trouva bien des discours de son frère. Il s’en amusa, estimant que c’était peut-être de quitter les enfances qui le rendait plus sensible au sérieux outrancier de Lambert. Heureusement qu’il y avait Droart pour équilibrer.

Le vent de la côte faisait danser les palmiers qui abritaient les zones de culture entre Rama et Lydda. Ernaut avait proposé de s’y retrouver à la mi-journée, en deçà de la porte de Rama qui menait au nord, au croisement qui partait à l’ouest vers Jaffa. Il s’y trouvait un grand complexe fort ancien servant de citernes dont Gerbaut, le portefaix, lui avait parlé. On y rencontrait quelques granges ainsi que des bassins pour les bêtes, près d’une zone empierrée où des foires pouvaient s’installer, ou des caravanes s’organiser. Pour le moment, on n’y voyait que deux gamins occupés à brosser un chameau indolent, et un petit groupe de nomades discutant au milieu de moutons grossièrement parqués entre des broussailles.

Ernaut avait hésité à entrer dans Rama pour s’offrir un repas chaud. Puis il avait préféré se faire discret. Il se savait reconnaissable et n’avait pas envie qu’on puisse se souvenir de son passage. Il demeura donc tranquillement en retrait, installé contre un tronc, à cracher les noyaux des dattes qu’il grignotait en somnolant. Droart n’allait plus tarder à revenir de sa mission. Il s’était porté volontaire pour délivrer le message au maître mosaïste, déguisé en un mélange improbable de Latin et de Syrien, attifé comme un fellah à l’aspect étrange.

Une fois sa monture déposée aux écuries, il devait jouer au pèlerin pour entrer dans l’église puis remettre un pli à l’artisan, comme si on le lui avait confié. Ernaut lui avait pour cela donné un petit papier où un écrivain public avait rédigé pour lui « Danger. Urgence » dans la langue grecque. Droart avait pour mission de se faire passer pour un commissionnaire mandaté par un Byzantin. Le but était de donner rendez-vous nuitamment à Zénon près des citernes de la palmeraie.

Ernaut était conscient que son plan était risqué, le mosaïste pouvant prendre peur et préférer s’enfuir. C’est pourquoi Eudes attendait la fermeture des portes au nord de Lydda pour les retrouver. Ils avaient estimé que c’était là le second choix que ferait l’espion pour disparaître au plus vite, le premier étant de se diriger vers Jaffa afin de s’y embarquer, auquel cas il ne manquerait pas de passer vers Ernaut. La cité de Lydda n’était pas si bien fortifiée, mais ses murs et ses tours permettaient de contrôler qui entrait et sortait. Ernaut ne voulait pas y être vu, et n’avait rien trouvé de mieux pour en faire partir le mosaïste de sa propre volonté.

Droart le rejoignit alors que le soleil était encore assez haut. Il semblait assez content de lui et lui expliqua qu’il s’était bien amusé à passer les portes en jouant la comédie. Il devint plus grave quand il évoqua sa rencontre avec Zénon de Morée.

« Il a dit ne rien comprendre de ce que je lui ai dit, qu’il n’était que simple artisan. J’ai insisté, disant qu’on m’avait payé pour remettre ce pli et que je comptais bien m’acquitter de cette tâche. Et quand je lui ai remis ton papier, il a blêmi comme fraudeur à la porte, j’en jurerai. Il n’a plus rien dit après cela et j’ai pris congé sans autre parole.

— Il n’a pas dit qu’il viendrait ?

— Il n’a rien dit du tout. »

Ernaut acquiesça, soudain inquiet à l’idée que l’artisan n’ait rien à voir dans tout cela. Il lui semblait avoir tout compris des intentions et projets cachés, mais peut-être avait-il fait fausse route tout ce temps. Il n’aurait la preuve qui lui manquait que lorsque le mosaïste se présenterait au rendez-vous nocturne.

Eudes arriva au moment où le soleil s’évanouissait en langues de feu derrière les nuages bas qui suivaient la côte. Ils s’installèrent pour un rapide en-cas de pain et de poisson séché, qu’ils avalèrent avec un peu de bière. Même Droart ne parlait guère, lui aussi rendu nerveux par la situation. Puis ils prirent leurs aises pour un long moment de veille. La lune, qui débutait à peine son premier quartier leur accordait une chiche lumière suffisante pour discerner ce qui se déroulait aux abords, tout en leur permettant de se camoufler dans l’obscurité des bas-côtés du chemin. Après avoir regroupé leurs montures à l’écart, et leur avoir noué un sac d’avoine à chacune autour du cou, ils s’installèrent à quelque distance l’un de l’autre, emmitouflés dans une couverture pour se prémunir du froid. Puis ils patientèrent.

Ils virent déambuler quelques chiens et entendirent une bataille fugace entre des animaux sauvages. Un chameau, vraisemblablement échappé de son attache, promena sa longue carcasse, arrachant les feuilles aux arbustes environnants. Ils ne discernaient pas les lueurs de la ville non loin, cachées derrière l’épaisse végétation des jardins.

L’approche d’un cheval leur fit tendre l’oreille et le cou, mais il venait de l’ouest, et le voyageur ne s’arrêta pas vers eux, ne ralentissant que peu en parvenant parmi les bosquets sombres. Ernaut commençait à somnoler quand il entendit l’arrivée d’une monture au pas. Il plissa les yeux, cherchant à reconnaître si la silhouette en selle correspondait à celle de Zénon. Il se raidit un peu, tira de côté sa couverture lorsqu’il pensa que c’était le cas.

Le cavalier stoppa, noua ses rênes à une barrière et jeta des regards en tout sens. Ernaut vit une épée à sa hanche, et des paquets en croupe du cheval. C’était bien Zénon, qui s’était apprêté pour un voyage. Il l’entendit appeler doucement, certainement dans la langue des Byzantins, car il n’y comprit rien. Il patienta, le temps de s’assurer que le mosaïste n’était pas tourné vers lui, puis il se leva brusquement et l’interpella d’une voix forte.

« Zénon de Morée, tu ne trouveras mie compère ici ! Tu es en notre pouvoir, délace ton baudrier. »

L’artisan se retourna, tendu comme un arc. Il eut un petit mouvement de recul en découvrant l’impressionnante silhouette d’Ernaut, dont la cotte de mailles brillait légèrement sous la lune. Ce dernier tenait d’une main sa masse et gardait l’autre prête à dégainer. Zénon sursauta en l’entendant siffler, obtenant deux réponses sorties des broussailles.

« Des arbalètes pointent sur toi en cet instant. Sur mon ordre, les traits seront décochés pour te percer. Laisse-toi lier les poignets et tout cela te sera évité. »

Le mosaïste ne pouvait pas ignorer que c’était une arme dont seules les troupes régulières avaient le droit de se doter. Bien qu’il n’ait trouvé aucun moyen de s’en procurer une discrètement, Ernaut tenait à les évoquer, ne serait-ce que pour faire croire qu’il était là en mission officielle. Zénon comprit immédiatement le sous-entendu.

« Vous ne pouvez rien. Si vous me prenez, il vous faudra en rendre compte au basileus. Sa main me protège.

— On ne t’a pas dit ? Ici c’est le royaume de Jérusalem ! Son bras n’est pas tant long qu’il arrive jusqu’ici. »

Ernaut tentait de s’assurer de son courage par sa raillerie.

« Vous ne pouvez rien contre moi ! Je ne suis sujet de votre roi !

— Pourtant, il va te falloir rendre compte de tes meurtreries et rendre ce que tu as volé.

Ernaut n’aurait pu en jurer sur l’instant, mais il eut alors l’impression que Zénon avait lancé un rapide coup d’œil à ses bagages. Il s’y trouvait peut-être les documents qu’il avait dérobés au chanoine. Peu désireux de faire durer l’entretien, au risque de voir arriver quelqu’un, Ernaut fit quelques pas, jouant de tous ses muscles et gonflant la poitrine. Zénon cracha d’une voix acide :

« Je te connais, tu es sergent le roi ! Nous avons parlé construction tantôt !

— Tu sais donc que je ne suis pas simple brigand, mais que je suis là pour plus importante raison. Si tu ne déposes pas ton épée à l’instant, cela va être douloureux pour toi, j’en fais serment. »

Zénon inspira bruyamment, expira lentement, puis, haussant les épaules, il fit jouer la boucle de son ceinturon, laissant tomber son fourreau au sol. Ernaut lança quelques ordres, comme s’ils étaient plus de trois à s’être embusqués, afin qu’un homme vienne s’emparer de l’arme et vérifie que Zénon n’en ait pas d’autres, camouflées sur lui. Lorsque Droart s’exécuta, il fit un signe de la tête à Ernaut, pour qu’il s’approchât : un des poignets de Zénon était particulièrement abîmé, les chairs rongées comme par un feu.

« Voilà bien flétrissure de ton infamie, Zénon. Te reste-t-il de cette poudre démoniaque ? »

Le mosaïste secoua la tête en dénégation, abattu. Ernaut en fut rassuré, car il n’aurait pas su quoi en faire. Il se pencha vers le Byzantin, l’air rogue, grognant plus que parlant, malgré son chuchotement.

« Nous allons nous mettre en chemin dès à présent. Tu n’ouvriras la bouche que je ne t’y ai autorisé. Si tu m’obéis bien, je ne porterai pas la main sur toi. »

Ils se mirent alors en selle, Ernaut tenant la monture de Zénon en longe. Ils n’eurent pas besoin du cheval supplémentaire qu’ils avaient prévu, au cas où le mosaïste serait venu à pied, et Ernaut décida d’y poser les affaires du Byzantin. Cela lui permettait de conserver les éventuels documents qui s’y cachaient, quelle que soit la suite des événements. Ils firent une courte pause quand l’aube commença à pointer, gardant le prisonnier à tour de rôle, tout en ayant pris le soin de le lier à un arbre, en retrait de la voie pour ne pas trop attirer l’attention. Ils filaient bon train et avaient déjà passé Jaffa, abandonnant ses reliefs loin derrière eux au sud. Zénon se laissait mener en silence, vigilant sans être inquiet. Il avait remarqué qu’on le menait au nord et espérait peut-être se voir remis à ses compatriotes.

Eudes, Ernaut et Droart ne parlaient qu’à voix basse devant lui. Ils avaient suffisamment préparé leur voyage pour n’avoir à se soucier que de menus détails : les haltes pour vérifier les bêtes, inspecter les liens du captif ou avaler un peu de pain et des dattes. Lorsqu’un crachin se leva de la mer qu’ils longeaient, ils rentrèrent la tête dans les épaules, mais sans modérer leur chevauchée. Au crépuscule, ils abordaient la zone de marécages autour de Césarée. Peu après, Ernaut ralentit le pas et bifurqua sur un sentier.

Zénon sentait bien que ce n’était plus la voie principale, mais il ne quitta pas son mutisme. Se rapprocher de la côte, c’était envisager l’embarquement dans un navire, peut-être discrètement pour ne pas avoir à se justifier auprès des autorités portuaires. Après un moment, Ernaut démonta. Il avait reconnu la croix qu’il avait plantée quelques jours plus tôt. Il fit glisser Zénon de son cheval et fut rejoint par Eudes et Droart. Aucun d’eux ne délaça ses paquets pour préparer un éventuel campement. Le mosaïste sentit ses entrailles se serrer.

« Il est temps pour toi de révéler tes méfaits, Zénon. Nous avons vu que tu as avec toi bien des rouleaux et pages de codex pour un simple artisan. Sont-ce là les travaux du chanoine ? »

Le prisonnier se mordit les lèvres, le menton tremblant, puis il hocha la tête.

« Tu les as tués pour protéger le secret du feu de guerre ? L’avait-il découvert ?

— Je ne sais ! Il me fallait prendre tout ce qui me semblait d’importance. Je suis simple mosaïste, pas savant…

— Savant assez pour user de l’escarboucle pourtant. Pour quelle raison souiller ainsi leurs corps ? Veux-tu que la Résurrection leur soit refusée ?

— C’était pour instiller la crainte à d’autres de s’aventurer en pareilles recherches ! Je n’ai pas voulu cela, je n’ai fait qu’obéir. »

Il déglutit bruyamment puis ajouta d’une voix pâteuse et hésitante :

« Allez-vous me tuer ?

— Contrairement à toi, nous ne disposons pas de vie et de mort. Nous laissons cela à Dieu ! »

Il s’approcha du mosaïste, dont le visage était désormais mélange de pleurs, de morve et de salive.

« Pourquoi avoir tué le père Gonteux ? Il n’était mie savant et fort peu désireux d’aider à la guerre. Une âme de paix s’il y en eut jamais.

— Comment l’aurais-je su ? J’ai appris qu’il savait le grec, qu’il était là en quête du père Waulsort. Je l’ai cru venu pour reprendre les recherches ! »

Ernaut en eut un frisson. Herbelot avait été occis par erreur, sur des faux-semblants et des impressions. Le crime n’en était que plus effroyable à ses yeux.

« Allez-vous me libérer ? Me remettre aux miens ? risqua Zénon d’une voix timide.

— Je ne sais. Cela ne sera pas de mon fait, lui rétorqua sèchement Ernaut. Tu as la chance de m’encontrer maintenant que je me sais d’un autre métal que toi. Je te l’ai promis, je ne porterai pas la main sur toi. »

Visiblement inquiet du double sens que pouvaient avoir ces paroles, le Byzantin examina Eudes et Droart, ce qu’Ernaut remarqua.

« Tu n’as rien à craindre d’eux non plus ! »

Voyant que l’homme terrifié aurait désormais de la peine à marcher, Ernaut l’attrapa par l’épaule, le tourna et le fit avancer devant lui, jusqu’à l’arrêter sur la berge d’un petit étang encombré de roseaux et de mousse.

« Tu as profané un lieu sanctifié par saint Georges. Il me semble juste de voir si Dieu t’accordera le pardon et te sauvera des dragons. Si tu rebrousses chemin, nous t’accueillerons avec du fer. Traverse jusqu’à sauveté et nous oublierons t’avoir jamais vu. »

Puis il poussa Zénon dans le marais empli de crocodiles assoupis.

Sommaire : Le souffle du dragon

Suite : Épilogue

1) , 3)
Voir le troisième tome, La terre des morts.
2)
Chandeleur, quarante jours après Noël, soit le 2 février.