Chapitre 4

Lydda, hôtellerie du palais de l’archevêque, fin de matinée du vendredi 19 décembre 1158

Ernaut avait passé la matinée à fouiller dans les corbeilles pour comprendre comment pouvaient s’organiser les différents éléments ramassés chez Waulsort. Il regrettait que le doyen ait tout fait démonter pour le porter ici. L’installation encore en place leur aurait certainement été plus facile à appréhender. Il avait tenté au début de faire part de ses suggestions à Raoul, mais celui-ci préférait pouvoir lire en silence. Il avait confié à Ernaut qu’il pensait tenir une piste. Cela demeurait toutefois nébuleux et il voulait confirmer son idée, asseoir cela sur plus de preuves.

Ernaut avait exhumé un ensemble de petits tubes métalliques qui permettaient de réaliser des assemblages. Ils étaient quasiment neufs et n’avaient pas encore servi. Cela lui rappelait le chalumeau avec lequel les orfèvres soudaient de leur souffle les bijoux, quoique le diamètre en fut trop gros pour cet usage. En outre, leur nombre était trop important pour cela, sans compter les coudes. Le chanoine avait largement de quoi construire un réseau de ces conduites. Peut-être pour mettre en place plusieurs feux sous ses fioles. L’inventivité des savants émerveillait toujours Ernaut. Il aurait aimé pouvoir faire de même, mais sans avoir à supporter les longues années d’étude et les interminables leçons. Au final, c’était de toute façon pour jouer avec de petits tubes de bronze, comme un enfant, nota-t-il cyniquement.

Il mit à bas son fragile assemblage lorsque Raoul sauta soudain sur ses pieds. Ernaut l’interrogea d’un coup de menton. Le jeune scribe, d’habitude si réservé, semblait tout à coup surexcité. Il stoppa de la main la question qui se formait sur les lèvres de son compagnon.

« Il me faut obtenir une information, je crois tenir quelque chose. Je reviens ! »

Et il bondit littéralement sur la porte puis s’engouffra au-dehors. Seul dans la pièce, Ernaut entendit le bruit de ses pas mourir au bout du couloir. Il soupira et reprit son échafaudage. Il était tenté de remonter le laboratoire, voire de refaire les expériences que Raoul pourrait reconstituer. Il suffirait de le faire en un lieu ouvert, sans rien d’inflammable. Et de se tenir au loin.

Lorsque Raoul revint, il se précipita sur les livres, qu’il parcourait désormais rapidement, sans plus aucun respect ainsi qu’il le faisait jusqu’alors. Il tournait les pages avec fébrilité, un sourire gourmand sur les lèvres, glissait des plumes entre les feuillets en guise de marque, notait des extraits sur une de ses tablettes, ricanant pour lui-même. Ce petit jeu aiguisait au plus haut point la curiosité d’Ernaut, autant que cela l’énervait d’être pareillement mis à l’écart. Il aperçut le spectre de son frère Lambert, qui avait passé son enfance à lui répéter d’être plus assidu aux leçons du clerc qui leur enseignait lecture, écriture et calcul. C’était un de ces fatidiques instants où on reconnait le bien-fondé des conseils qu’on s’est entêtés à ne jamais suivre par pur esprit de contradiction. Il haussa les épaules et se remit à l’ouvrage, tirant la langue pour augmenter sa concentration.

Il patienta un long moment et l’estomac d’Ernaut, bien en phase avec la cloche, sonnait l’approche du repas de la mi-journée lorsque Raoul s’annonça enfin prêt à s’expliquer. Le jeune homme était visiblement enthousiaste des perspectives.

« J’ai eu grand souci à comprendre ce qu’il faisait, car tout a été mis en pagaille. Alors plutôt que de tenter d’en reconstruire la chronologie, j’ai voulu suivre une idée. »

Il afficha un grand sourire satisfait de lui-même.

« D’évidence, ce qu’il me fallait pister, c’était le feu. Et il se trouve qu’ignis et ses déclinaisons sont très fréquents dans les notes et les textes du chanoine. J’ai donc regardé en quel contexte. Ne connaissant pas le mot en griffon, je suis allé demander à un clerc, qui m’a confié que cela s’écrivait ΠΥΡ1). J’ai ensuite pu regarder de quoi il retournait dans d’autres manuscrits.

— Et qu’as-tu donc trouvé ?

— Il est maintenant acertainé que le chanoine s’intéressait au feu. Je ne sais si c’était un feu magique, mais il en parle partout et ne fait référence qu’à des extraits qui s’intéressent au sujet.

— C’est assez logique qu’il soit venu au sanctuaire de saint Georges, alors.

— Je suis très sérieux, Ernaut. Il semblait focalisé sur la façon dont on peut se faire maître du feu, dont on peut le contrôler. »

Ernaut siffla entre ses dents.

« Cela voudrait dire qu’il aurait fait une erreur dans ses préparations ou dans ses opérations et que le feu aurait échappé à son contrôle. Ce serait tragique accident d’un esprit trop impatient !

— Il me faudra aller parcourir les écrits du père Gonteux, il était sûrement plus à l’aise que moi pour comprendre ce salmigondis. Mais de ce que j’en comprends, le feu peut se comporter selon lui tel l’eau : on peut le canaliser, le guider et le tenir en réserve.

— Il suffirait d’ôter la bonde pour le déchaîner à volonté ? Ce serait là pouvoir bien dévastateur !

— Tu imagines le baron qui aurait un tel pouvoir entre ses mains ?

— Waulsort écrivait longues lettres à son ami, proche du roi des Alemans. Tu imagines si ce dernier avait une arme pareille ? »

Raoul réfléchit un petit moment, reprit plusieurs des volumes, fronçant les sourcils.

« Que t’arrive-t-il, Raoul ?

— Je sais que les Griffons ont dans leur arsenal un feu qui brûle sur l’eau et qu’ils projettent au loin ou lancent dans des grenades. Du moins, c’est ce qu’on raconte, je ne l’ai jamais vu.

— Waulsort avait de nombreux ouvrages en griffon. Peut-être voulait-il percer leur secret ? »

Raoul hocha la tête lentement.

« Les Alemans ont fort souffert de la grande campagne de leur roi quand j’étais enfant2). Ce serait là belle revanche pour eux de pouvoir afficher en leur ost la même arme que le roi des Griffons !

— Mais comment ce feu peut-il se garder ? Il doit embraser tout contenant. Quelle magie protège celui qui en fait usage ? »

— Si je le savais, Waulsort l’aurait su et ne serait pas mort en ses travaux. Il doit y avoir sortilèges ou artifice d’engingneur pour contenir son pouvoir de destruction.

— C’était possiblement là que résidait la faiblesse du chanoine. Il avait trouvé comment invoquer ce feu magique, mais a manqué de savoir d’engins pour le conserver à l’abri ! »

Ernaut se leva, soudain enfiévré par leur découverte.

« Il doit bien se trouver savants engingneurs en la basilique, avec tous ces palans, poulies et grues. Avoir en charge la définition des images à tracer lui permettait de les côtoyer sans que personne ne se doute de rien.

— Peut-être avait-il même quelque complice en ces recherches, là-bas ?

— Ou quelqu’un qui aura refusé de l’aider et se sent désormais bien piteux. Nous ne pourrons nous contenter de demander directement. Je vais voir si le manouvrier qui m’a guidé l’autre jour pourrait m’être utile en cela.

— N’oublie pas que nous ne sommes pas censés parler de cela. Il ne faut pas inquiéter les œuvriers.

— Je serai discret, rassure-toi. »

Il afficha un sourire plein d’allant et invita Raoul à se lever lui aussi.

« Allons donc prendre repas, je m’emploierai à cela dès après. Continue donc à labourer ce sillon, il semble être fort prometteur ! »

Alors qu’il verrouillait soigneusement la porte avant d’attacher la clef à son braïel, il souffla à Raoul.

« En tout cas, si ce chanoine travaillait secrètement à doter l’armée du roi des Alemans d’un feu magique, il faut absolument que nous le fassions savoir à la Haute Cour. C’est là bien terrible avantage qu’il faudrait solliciter pour les campagnes à venir.

— Leur nouveau souverain s’appelle Frédéric. On le dit grand batailleur et fort occupé à étendre son royaume au détriment des communes génoises, pisanes, mais, surtout, du pape. À Jérusalem, la chancellerie a bourdonné toute l’année des rumeurs de leur opposition.

— Tu veux dire qu’il s’en serait servi contre le pape lui-même ?

— Aucune idée, mais si l’abbé de Stavelot n’avait rien dit à l’évêque Constantin, c’était peut-être à dessein. »

Ernaut avait l’impression d’être au bord d’un gouffre. Il se sentait près d’un gigantesque piège, d’un filet où il tomberait au moindre faux pas. Il se rassura en se remémorant son serment de fidélité au roi. Après tout, il avait juré sur les évangiles et n’avait donc pas de cas de conscience : tout ce qu’il découvrirait serait rapporté au sénéchal, qui en ferait son usage.

« Tu m’étonnes que les deux sbires que j’ai secoués n’ont pas été impressionnés. S’ils travaillent bien pour le roi des Alemans, ce n’est pas moi qui pourrais leur faire peur.

— Tu as bien fait de ne pas leur dire que tu servais le roi Baudoin, car ils auraient pu s’en inquiéter et appeler à l’aide d’autres commensaux pour te réduire au silence.

— Ce n’auraient pas été les premiers et j’ai toujours su me sortir de pareilles mésaventures.

— Ce ne sont pas là enfançons mal dégrossis armés de bâtons, Ernaut3). Si tu t’opposes au roi des Alemans, tu finiras percé par lame !

— J’ai bien plus grande crainte de ce feu magique, que même un lettré ne sait maintenir confiné. Le fer de mes ennemis, je sais m’en garder. Et le payer de retour ! »

Raoul ne put retenir un sourire moqueur. Il commençait à peine à s’habituer aux fanfaronnades d’Ernaut, mais il savait déjà s’en amuser. Il secoua la tête, goguenard, obtenant une bourrade amicale sur l’épaule de la part du géant.

« En attendant, allons donc prendre des forces pour culbuter tous ces malfaisants. Que cette histoire ne soit que méchant enchaînement d’accidents ne nous exonère pas d’en élucider tous les moments. Pour le roi ! »

Lydda, chantier de la basilique Saint-Georges, après-midi du vendredi 19 décembre 1158

La panse pleine d’un ragoût de poisson au vinaigre, Ernaut s’installa nonchalamment sur un tas de poutres entreposées non loin du chantier. Il avait depuis cet endroit une vue parfaite sur l’ensemble de la cour principale. De là, il pouvait y observer les voyageurs, négociants et colporteurs, les clercs à destination du palais de l’évêque et les porteurs d’eau courbés sous leurs outres. De timides percées du soleil avaient fini par avoir raison de la chape grise uniforme et seuls de hauts nuages répandaient leur ombre au gré des fantaisies du vent de la côte.

Étudiant de loin les ateliers de bois, il se demandait si l’un d’eux avait pu servir aux expérimentations du chanoine. Il se trouvait peut-être des hommes soudoyés par le roi des Allemands parmi eux, assistant le prêtre dans ses travaux. Les forgerons semblaient tout désignés. Hommes du feu, on les prétendait généralement un peu magiciens. Ernaut ne croyait que peu à la réalité de leurs pouvoirs, bien qu’il ait toujours été admiratif de leur talent à plier la matière à leur volonté. Il y avait aussi une loge de potier, avec un imposant four accolé. Mais les pièces mises à sécher sur les clayonnages ne semblaient guère utiles à des travaux alchimiques. C’étaient surtout des vases de transport, de stockage, ainsi que des éléments pour le bâtiment, tuiles et carreaux essentiellement.

L’atelier des verriers était vide, occupée par les artisans voisins pour y entreposer leurs affaires. Ils ne venaient qu’occasionnellement, préférant généralement leurs boutiques en ville, comme à Tyr où ils étaient nombreux et réputés. Ernaut regrettait cette absence, car il aurait bien vu de tels artisans seconder efficacement Waulsort. Ils employaient toutes sortes de poudres, minéraux et métaux broyés dans leurs assemblages pour obtenir du verre coloré. Il lui faudrait se renseigner si le chanoine n’avait pas été proche des verriers habituellement présents.

Il aperçut Gerbaut, qui traînait encore sa longue carcasse, un seau accroché à son bras valide. Il gardait l’autre en écharpe, mais ne ménageait pas ses allers et retours afin de compenser son incapacité. Malgré la température plutôt fraîche, il n’était vêtu que d’une chemise et de ses braies, protégées par une pièce d’étoffe faisant office de tablier. Voyant Ernaut, il le salua ostensiblement, espérant peut-être une nouvelle tâche peu difficile et aussi bien payée que précédemment.

Ernaut se leva et le rejoignit alors qu’il attendait pour accéder au bac où il puisait l’eau. Différents baquets se déversaient les uns dans les autres, chacun étant réservé à un usage précis afin de ne pas polluer ou salir le précieux fluide. Installé sur un petit escabeau, un vieil homme à l’imposante barbe surveillait que chacun se servait là où il en avait le droit, apostrophant avec vigueur les contrevenants et indiquant de sa baguette le bon bassin aux nouveaux venus. Gerbaut salua poliment Ernaut sans quitter sa place dans la file, demandant s’il avait de nouveau besoin d’un guide sur le chantier.

« C’est fort possible. Le service du roi a toujours grand besoin d’œuvriers habiles et compétents. Surtout d’engingneurs sachant assembler complexes engins.

— De levage ?

— Il y a de l’ouvrage pour tous. Entre les forteresses à bâtir, les places ennemies à abattre, les engins de siège à assembler…

— Et l’eau à acheminer, éructa le vieil homme, soucieux de défendre l’importance du liquide qu’il surveillait tel un dragon son trésor.

— De certes, sans eau nul casal ne peut prospérer, nulle cité ne peut vivre ! » opina Ernaut.

Gerbaut posa son seau, se frotta le menton. Il espérait qu’en se montrant empressé à satisfaire les demandes du sergent du roi, il en récolterait quelques avantages.

« Le maître engingneur ici est maître Clément d’Acre, indiqua Gerbaut, tout en montrant le bâtiment où le responsable des travaux officiait habituellement.

— Son nom est déjà fameux par le royaume. J’aurais plutôt besoin d’apprendre les noms de ceux qui l’entourent, qui assemblent échafauds, fabriquent ponts, coffrages et treuils.

— Je peux vous mener à chacun d’eux si vous en avez le désir… »

Ernaut perçut bien que le service ne serait pas gratuit. L’homme était là pour gagner sa vie et le temps qu’il consacrerait à faire le guide ne lui rapporterait rien. Qu’il soit sur le chantier à se fatiguer à porter des charges alors qu’il avait un bras cassé attestait bien de la situation difficile dans laquelle il se trouvait. Ernaut acquiesça, acceptant de verser la même chose que la fois précédente. Le vieux gardien s’en esclaffa de plaisir pour le manutentionnaire. Peut-être que lui aussi aurait apprécié d’améliorer son ordinaire. Malgré son rôle subalterne, Ernaut leur apparaissait comme un homme important ici. Il appartenait à l’hôtel du toi, était vêtu correctement et semblait gérer son temps à sa guise. Toutes choses qui éveillaient des lueurs de jalousie dans le petit monde des manouvriers, journaliers chichement payés pour de durs labeurs.

Gerbaut lui fit faire un grand tour du chantier, interrompant la plupart des responsables dans leurs travaux afin de leur poser quelques questions sur leur ouvrage. Le portefaix présentait Ernaut comme un représentant de la maison de Baudoin III, de passage pour noter des noms en vue d’une possible embauche pour les projets royaux. Là encore, des lueurs s’allumaient dans les regards quand on évoquait une telle possibilité. Sous Clément d’Acre, que chacun ici appelait simplement le Maître, s’activaient deux grands corps, chacun sous le contrôle d’un homme. Le bâti proprement dit était sous la supervision de Barsam de Galilée, un maçon aux mains rongées par la chaux. Il dirigeait l’édification des murs et organisait entre autres le travail des tailleurs de pierre, mortelliers et plâtriers.

« Ce doit être grande fierté d’accomplir si belle œuvre ! lui lança Ernaut.

— Certes, c’est là plus intéressant chantier que de bâtir échoppes. »

Pas aussi jeune qu’on aurait pu le croire à sa silhouette et sa démarche alerte, Barsam avait le dos bombé et le visage brûlé des hommes exposés aux pénibles travaux en extérieur. Il avait gagné cette place à force de labeur et sa bouche aux lèvres dures s’employait souvent à lancer sèchement un ordre ou une réprimande. Il fit à Ernaut l’impression d’un maître prompt à brandir la baguette, respecté par la crainte de son bras tout autant que par son savoir.

« Ce ne doit pas être souventes fois en effet qu’on peut ainsi orner des murs. Vous avez donc aussi en charge les ymagiers ?

— Tailleurs et peintres, oui. Y compris les mosaïstes. »

Ernaut eut la tentation de demander après les hommes en charge de ces décors, qui auraient pu lui en apprendre plus sur l’accident d’Herbelot, mais il craignait que cela ne trahisse sa véritable mission.

« J’espère que la mort du chanoine ne retardera pas les travaux…

— Il y a assez d’ouvrage pour nous occuper le temps que le collège se décide pour la suite. Il faut du temps pour mettre sur les murs les idées de ces hommes de lettres. »

Barsam haussa les épaules, clairement indifférent au destin de Waulsort. Ernaut voulut néanmoins en avoir le cœur net.

« Vous ne travailliez donc pas tant que ça avec lui ? Je pensais qu’à travers lui l’évêque suivait de près ce qui s’édifiait ici.

— Je le voyais. Mais il échangeait plus souvent directement avec les ymagiers pour les motifs. Moi je suis là pour que le travail avance au bon rythme. Que ce soit une feuille d’acanthe ou une volute géométrique qui orne telle ou telle tête de colonne m’indiffère. Ce que je veux, c’est qu’elle soit prête lorsque vient le moment de la positionner.

— Les ymagiers échangent directement avec lui, alors, sur ces sujets ?

— De certes, il est souventes fois très pointilleux. Le seul à échapper à ses diatribes est le maître mosaïste, suffisamment réputé pour qu’on n’ose lui faire réprimandes. Celui-là, il m’est même interdit de lui faire remarques sur ses travaux, qui avancent à son propre rythme, selon ses désirs. On ne mène pas à la baguette les grands œuvriers comme lui, m’a-t-on dit. »

Afin de ne pas trop se dévoiler, Ernaut ajouta quelques autres questions autour des chantiers que le maître maçon avait réalisés, et son éventuelle expérience militaire. Puis il prit congé, abandonnant la petite loge nichée à l’entrée du futur bâtiment.

« Barsam est un homme très sûr. Il ne se vante guère, mais en son absence les choses n’avanceraient pas si vite. Celui qui besogne avec cœur aura toujours de l’embauche avec lui. »

Gerbaut cherchait peut-être à se concilier les bonnes grâces de ce maître exigeant, en le présentant ainsi sous un jour favorable. Ernaut trouvait que le portefaix faisait parfois montre d’une vivacité d’esprit et d’une élocution qui cadrait mal avec son rôle d’homme de peine. Ses talents semblaient clairement sous-employés. Ou alors il était là sous une fausse raison, et servait Ernaut pour mieux contrôler ce qu’il voyait du chantier.

Ils grimpèrent ensuite les échafaudages jusqu’à une plateforme à mi-hauteur de l’édifice. Le plancher en grinçait insidieusement et les fines cloisons en treillis vaguement couvert de torchis ne devaient guère protéger du vent lorsque celui-ci soufflait. Ils y retrouvèrent le maître charpentier en charge de tous les éléments de poutraison et, en particulier, des assemblages aidant à la construction. Il y avait peu de bois d’œuvre proprement dit dans la structure et on démontait autant qu’on remontait pour en épargner le gaspillage. Maître Domenico était en pleine discussion avec un vieil homme richement habillé. Il avait réussi à grimper là malgré un pilon en guise de jambe droite et se déplaçait avec la nonchalance d’un habitué à de tels endroits.

Ernaut fut rapidement présenté au négociant, car c’était de cela qu’il s’agissait. Willelmo Marzonus faisait commerce de cordages, de courroies et filins. Les chantiers constituaient pour lui un marché colossal, aussi important que l’approvisionnement des navires. Quand il serra la main du jeune sergent, son affabilité se renforça à l’énoncé de son appartenance à l’hôtel royal. Il parlait avec l’accent italien qu’Ernaut avait découvert lors de sa traversée jusqu’à Gibelet4). Bien qu’il n’entretînt aucune prévention contre les Génois, Ernaut se sentit mal à l’aise à l’idée d’interroger le charpentier sous l’attention d’un tiers. Il avait déjà le plus grand mal à ne pas trop en dire à ses interlocuteurs et à noyer le poisson suffisamment afin que Gerbaut ne puisse comprendre ce qu’il cherchait vraiment.

Il s’efforça donc de rester sur des questions relativement vagues, sans jamais aucune référence au chanoine. Il se concentrait sur les mécanismes utilisés ici et là pour le chantier. C’est lorsqu’il évoqua la façon dont une immense roue entraînée par une ribambelle de petits ânes gris puisait l’eau pour la verser dans des conduites que la conversation prit une tournure intéressante pour lui.

« C’était là une des marottes du chanoine en charge des décors. Il avait assailli de questions un voyageur qui se disait très versé dans l’usage des pompes.

— Celui qui est mort ? Quel rapport avec ses attributions ? fit mine de demander Ernaut avec nonchalance.

— Oui, le père Waulsort. Aucune idée. Ces hommes de science ont parfois de drôles d’idées. Lui était toujours à l’affût de tous les derniers raffinements techniques. Il avait peut-être été novice chez les pères blancs5) ! se moqua-t-il en lâchant un rire gras.

— Il voulait installer des pompes à la place du moulin ?

— Aucune idée. Il avait évoqué la question des citernes de Rama. »

Voyant l’incompréhension sur le visage d’Ernaut, Gerbaut se mit en devoir de lui expliquer qu’il s’agissait là d’un fort ancien complexe de vastes citernes souterraines. Pouvoir en extraire l’eau en surface de façon mécanique aurait grandement facilité l’irrigation et même la gestion hydraulique en général.

« Mais Rama n’est pas sur les terres de l’évêque, si ? s’étonna Ernaut.

— Voilà bonne raison qui explique que le frère n’y a jamais utilisé le savoir acquis auprès de ce voyageur ! se gaussa maître Domenico. Le soudan d’Égypte sera notre frère en Christ avant que de voir un des clercs d’ici aider à la seigneurie voisine. »

Comprenant que le clerc avait éventuellement menti sur ses motivations, Ernaut nota qu’il lui faudrait demander à Raoul d’étudier les mentions à ces appareillages complexes. Les petits tubes en bronze avec lesquels il avait joué avaient peut-être servi à des expériences à échelle réduite. Pouvoir acheminer l’eau à travers des conduites paraissait un peu compliqué comme concept à Ernaut qui ne voyait pas comment elle pouvait remonter une pente. Une autre hypothèse était que ces dispositifs auraient permis de contrôler le fameux feu magique. Il se trouvait là d’étranges savoirs que seuls les plus érudits pouvaient appréhender. Et, parfois, ce n’étaient qu’élucubrations sans aucune réalité pratique.

Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, soirée du vendredi 19 décembre 1158

Raoul et Ernaut étaient tranquillement installés sur leurs couches, profitant du calme après le repas. Des chants provenaient du jardin voisin, certainement des pèlerins qui tenaient à préparer dignement Noël. L’évêque avait fait savoir aux personnes dans le réfectoire que les travaux seraient ajournés pour les célébrations à partir du dimanche qui venait et jusqu’à la fête des Innocents. Les dernières tâches visaient à protéger le sanctuaire pour le temps de cet arrêt et le clergé se chargerait ensuite d’apporter les éléments liturgiques appropriés pour magnifier l’endroit. L’annonce avait été reçue sans surprise, même si de nombreux ouvriers parmi les plus modestes auraient préféré pouvoir continuer à gagner leur pain.

Ernaut et Raoul estimaient avoir fait tout ce qu’il leur était possible. Ils avaient demandé audience auprès de l’évêque, qui les convoquerait certainement dans la soirée. Ils échangeaient donc leurs arguments avant d’en faire le récit détaillé.

« Ce que tu évoques à propos des pompes confirme nos suppositions. Certains croquis auxquels je n’avais guère prêté attention pourraient servir à acheminer un feu liquide, confirma Raoul.

— Je trouve tout de même que c’est là bien sotte façon de procéder. Le premier benêt venu sait que l’on ne peut manipuler le feu aisément, que les matières brûlent à son contact. Un enfant sait cela !

— Tu oublies deux choses, à mon avis. D’un, il s’agit d’un homme fort savant, et comme on le sait, certains croient que ce savoir leur permet de s’affranchir de certains principes connus des imbéciles. Mon maître à l’école disait que l’orgueil est la première des vanités du clerc. Outre cela, nous ne parlons pas céans du feu commun, qui sert à griller les rôts ou à chauffer notre soupe aux fèves de ce soir. C’est un feu…

— Magique ? se gaussa Ernaut.

— Oui, de fait. Il a certains traits qui le mettent à part et son usage, comme sa création, demandent un savoir tiré d’arcanes secrets. Il en est de même de ce feu grégeois dont je t’ai parlé. Bien peu l’ont vu et encore moins sans en subir l’effet. Je ne sais pas comment les Griffons procèdent, mais il est certain qu’ils doivent obliger à long apprentissage, sous le contrôle de maîtres savants. »

Ernaut se rangeait à l’avis de Raoul. Si les Byzantins tenaient le secret de leur arme si bien caché, il fallait en retrouver les attributs par tâtonnement, expérimentations et observations, sources renouvelées de risques voire de catastrophes. Le chanoine avait pêché par excès de confiance en ses capacités à comprendre un phénomène complexe.

« Si nous admettons que le père Waulsort s’est tué avec son valet en cherchant un secret caché, que pouvons-nous dire de la fin d’Herbelot ?

— Tout d’abord, j’encroie qu’il se faisait les mêmes réflexions que nous dans ses carnets. Il était plus versé que moi dans la langue des Griffons et en connaissait visiblement d’autres. Il parlait par énigmes et faisait de nombreuses ellipses, mais cela pourrait tout à fait indiquer qu’il en était rendu au même point que nous. Après, pour sa mort… »

Ernaut se rassit sur son lit, les coudes sur les genoux, cherchant du sens dans tout cela, tandis que Raoul persévérait dans ses pensées à voix haute.

« Aurait-il eu désir de reprendre les travaux du père Waulsort ? De ce que tu m’en as dit, et de ce que j’ai pu voir de ses travaux, il était plus porté sur la littérature que sur les sciences militaires…

— Ça, de sûr, il n’était pas homme à s’intéresser aux façons de prendre forteresse ou de réduire une place ennemie. Il avait grandi hors du siècle, dans un monastère. La violence lui faisait horreur. Et, de toute façon, les circonstances de sa mort n’ont rien à voir. Il n’était pas en train de tenter quelque hasardeuse expérience. Il déambulait dans le chœur.

— Peut-être quelqu’un souhaitait-il s’emparer de ces travaux ? Le père Gonteux éliminé, il pouvait faire main basse dessus et faire siennes les théories de Waulsort.

— En ce cas, c’est complètement raté ! »

Ernaut repensait aux hommes qu’il avait surpris dans leur repaire. Ils ne lui avaient pas fait l’effet d’être de sanguinaires coupe-jarrets, mais ils cachaient peut-être leur jeu. Jamais ce genre de personne n’acceptait l’affrontement face à face. La dérobade, les faux-semblants, la manipulation étaient leurs armes favorites. Il était envisageable qu’ils aient choisi de ne pas s’aliéner Ernaut de façon définitive, ne sachant pas exactement comment il s’insérait dans l’histoire.

« Les seuls que je vois à présent intéressés par les travaux du père Waulsort sont la clique d’Aymar, peut-être ont-ils voulu forcer la main à ce pauvre Herbelot…

— Tu m’as confié qu’ils n’ont jamais fait allusion à lui. Et ils n’auraient pas pris la peine de fouiller la maison si tardivement s’ils savaient les documents étudiés au palais par le père Gonteux.

— C’est là évidence, je le concède. Et bien que je n’incline guère à leur accorder la moindre créance, ils ne m’ont pas fait si mâle impression. Ils n’agissaient pas comme sournois murdriers. C’est fort dommage que tu n’aies rien trouvé sur leur maître dans les différents papiers.

— Il y en a tellement ! J’espère toujours trouver une lettre où des noms nous seront révélés.

— Je n’y crois guère. Les messages envoyés par Waulsort sont bien loin désormais et les réponses qu’il recevait devaient lui être faites oralement par Aymar. Si ce dernier ne veut rien dire, c’est qu’aucune trace ne doit demeurer.

— Je chercherais à voler le secret du feu grégeois, je serais moi aussi fort prudent.

— Et tu as intérêt à l’être, désormais. Si une conspiration plus sournoise existe, nous allons bientôt devoir en subir les foudres. Ce ne serait que logique. »

Raoul hocha la tête en silence. La perspective ne le mettait guère en joie. Il savait que le service royal pouvait parfois comporter quelques risques, mais il n’avait jamais envisagé qu’il pourrait tomber sous les coups d’un mystérieux spadassin.

« Je dois t’avouer que je n’y crois guère, pourtant. Si des félons avaient tout manigancé, ils auraient agi entretemps. Il ne semble pas que la mort de ton ami ait changé quoi que ce soit ici, dans les affaires. Et nulle autre catastrophe n’a frappé. »

En pure logique, Ernaut se ralliait à ce point de vue. Il n’arrivait néanmoins pas à s’en contenter. Il estimait insupportable que les choses ne soient que le fruit du destin. Il lui fallait trouver un ennemi, de préférence en chair et en os, à combattre. Il en avait besoin pour lui, pour venger la mémoire d’Herbelot, qui n’en aurait certainement pas tant demandé, mais il le souhaitait également afin de démontrer sa valeur aux yeux du roi. Si le complot était aussi profond, les risques si grands, il tenait une inappréciable occasion de prouver son mérite et de grimper dans la hiérarchie de l’hôtel du souverain. Tous ces sentiments mêlés nourrissaient son désir de ne pas en rester là. Il lui fallait en particulier trouver qui agissait dans l’ombre de Waulsort, de façon à pouvoir le mettre en pleine lumière et le livrer à la justice royale. Voire au connétable, qui saurait faire bon usage des éventuelles découvertes militaires.

Lydda, chambre de l’évêque, veillée du vendredi 19 décembre 1158

« C’est là bien inquiétantes nouvelles mon fils ! »

L’évêque Constantin s’en était levé de contrariété. Le vicomte, demeuré muet, s’était contenté de passer son mouchoir sur sa nuque, en un geste nerveux.

« Le roi Baudoin est actuellement auprès du basileus romain Manuel, après avoir été uni à une princesse de sa maison. Comment pourrait-il souffrir qu’un modeste clerc de mon collège ait pareillement cherché à leur nuire ? Il va me falloir trouver solides explications. »

Il fixa Ernaut, complètement désemparé, les bras ballants. Le jeune homme n’osait pas bouger, debout face au prélat. Il hésitait à le regarder, surpris de se voir ainsi questionné aussi directement. Il espérait que ce n’était là qu’une interrogation personnelle, qui n’attendait nulle réponse. Par chance, le gros vicomte intervint.

« Mon sire, rien ne dit qu’il ne travaillait pas pour un de ces Griffons. Vous assavez comme moi qu’ils sont plus tors que cep de vigne. Il lui aura bien fallu apprendre tout son savoir de quelqu’un !

— Tout de même ! Je connais bien assez mes clercs pour savoir que Waulsort était féal enfant de la couronne des Alemans.

— En quoi cela irait à l’encontre ? Ils partagent un ennemi commun, qui se niche en Sicile, et auraient beau jeu d’enflammer adroitement les navires avec lesquels il sème peur et dévastation ! »

L’idée sembla rasséréner l’ecclésiastique, qui retrouva son siège moelleux après s’être emparé d’un bol de fruits au sirop. Il demeura un moment plongé dans ses pensées. Il avait hérité d’un évêché en délicate posture, en conflit plus ou moins ouvert avec la seigneurie voisine. De plus, celle-ci était désormais dans l’escarcelle du frère du roi, le comte de Jaffa, dont on savait qu’il s’entendait fort bien avec Baudoin. Constantin ne pouvait pas prendre le moindre risque dans ses relations avec la couronne s’il désirait voir ses prétentions d’indépendance acceptées.

D’un autre côté, faire en sorte de livrer ces recherches aux Byzantins serait du plus bel effet auprès de Baudoin. Il semblait bien décidé à faire jeu commun avec l’empereur Manuel et ne ménageait pas ses efforts en ce sens. De nombreuses discussions enflammées à la Haute Cour avaient émaillé les derniers mois à propos de la place prépondérante de l’alliance avec les Byzantins. Beaucoup n’avaient aucune confiance en eux, même si chacun reconnaissait que c’était une formidable puissance militaire et la seule capable d’aider à contenir l’expansion du seigneur musulman d’Alep, le sultan Nūr ad Dīn. En outre, ils avaient une flotte qui pouvait permettre de s’affranchir de la coûteuse assistance des Génois. Pour autant, certains estimaient que c’était là mettre tous ses œufs dans un unique panier et se livrer pieds et poings liés à un pouvoir étranger incontrôlable. Selon eux, la soumission d’Antioche ne serait que la première de nombreuses exigences à venir.

« En tout cas, il me faut avoir solides éléments à présenter si je dois défendre pareille idée. »

Il marqua une pause, s’accorda quelques bouchées, ressassant les éléments d’un air maussade.

« Et le pauvre clerc de mon sire l’archevêque Pierre ? Était-il de la conspiration lui aussi ?

— Certes pas, s’emporta Ernaut. Jamais Herbelot n’aurait pareillement comploté en si séculières affaires ! Il était homme de foi et de culture. J’en serais garant à jurer sur les Évangiles !

— Et alors donc ? Comment puis-je expliquer sa mort ? Un des comploteurs aura voulu cacher son secret ?

– Rien ne permet de le croire. Plus le temps passe et plus j’encroie que ce n’est que malheureux accident. J’ai parlé à vos œuvriers, cela arrive tantôt qu’un lien cède, qu’un poteau lâche ou qu’un panier verse d’une plateforme. Les accidents ne sont pas si rares, j’en ai été témoin. »

Le vicomte abondait en ce sens, hochant sa grosse tête avec entrain. Il ne voyait dans toute cette histoire que risque d’échauffer les esprits. Étant donné qu’il était le pompier qui devait refroidir ces ardeurs, il aimait les explications aisément acceptées par la population, même si ce n’était pas l’entière vérité. Certains savoirs devaient demeurer entre de bonnes mains, pour le plus grand bien de la communauté.

« Mon sire, ajouta-t-il à destination de l’évêque, il faut faire taire les rumeurs au plus vite afin de profiter de l’effet de Noël. Plus tôt nous dirons à chacun qu’il n’y a nulle fourberie, nul démon derrière tout cela, mieux cela sera.

— Tout de même, que dire à propos du père Waulsort ? Le collège des chanoines saura la vérité, mais je ne me vois guère souiller ainsi son honneur auprès de la populace ! »

Ernaut s’avança d’un pas, une idée audacieuse en tête. Il la remuait en tout sens depuis un moment, conscient qu’on lui demanderait peut-être une version officielle à servir au commun, tout autant que la vérité derrière, réservée aux puissants.

« Sire évêque, j’aurais peut-être idée, un peu folle, mais qui aurait l’avantage de servir le sanctuaire. »

Le prélat l’invita à parler d’un geste, tandis qu’il continuait de déguster ses fruits.

« Parmi les pérégrins, dont j’étais, on parle fort des aventures de saint Georges et de son exploit à tuer le dragon. Dans mes jouvences, on présentait parfois ces créatures comme cracheuses de feu… »

Ses bras s’animaient tandis qu’il parlait, ses traits mobiles se mettaient à vivre ce qu’il évoquait.

« Il faut parler à tous ceux qui passent ici de l’ouverture de la tombe du saint homme, et de la mort qui s’ensuivit pour certains, par un feu magique. Ne précisez rien, quelques anecdotes ici et là, quelques récits droitement instillés. Sans mentir, bien sûr, sans dire où ces malheureux ont brûlé. Avec le temps, on oubliera les détails et ce sera vif rappel des exploits du grand saint Georges et de la déférence qu’il convient de lui témoigner. »

L’évêque en oublia d’avaler sa bouchée, la cuiller emplie de sirop stoppée en plein mouvement tandis que le vicomte souriait d’un air matois. Ils n’avaient jamais cru, et encore moins espéré que tant d’audace et d’ingéniosité puissent exister dans ce massif jeune homme. Qu’il ait échafaudé pareil stratagème était déjà en soi significatif de son habileté, mais qu’il osât la dévoiler aussi benoîtement ne laissait pas de surprendre. Le vicomte sourit largement puis lança un regard à l’évêque pour prendre la température avant de s’exprimer. Constantin articula lentement sa réponse.

« C’est là bien aventureuse proposition ! N’y vois-tu pas les risques de blasphème ? »

Ernaut haussa ses puissantes épaules.

« Les marcheurs de Dieu inventent toutes sortes d’histoire eux-mêmes ! Entre ce qu’ils croient, ce qu’ils inventent, ils aiment à avoir dans leur escarcelle suffisance d’histoires pour les veillées jusqu’à leur mort. Nul ne peut empêcher les rumeurs. Il ne s’agit certes pas de mentir, mais de raconter les faits selon la vision qui portera le moins préjudice à tous. S’ils ont leur content de merveilleux et la place pour y ajouter des détails qui leur siéent… »

L’évêque était ébahi de l’astuce d’Ernaut. Il s’en inquiétait également, peu enclin à voir un homme du peuple se montrer aussi subtil que le plus roublard des ecclésiastiques de la curie romaine. Pourtant, c’était là une proposition habile, qui, aux yeux du public, allait poser un couvercle de plomb sur toute l’affaire. Tout en offrant l’avantage de nouvelles anecdotes propices à attirer les pèlerins dans le lieu. Comme tous les clercs, l’évêque savait que le sanctuaire finirait déserté s’il n’abritait pas son quota de miracles. Une bonne histoire propre à effrayer, voilà ce qui ferait frémir de plaisir masochiste les plus naïfs des fidèles.

« Nous verrons cela en son heure, mon garçon. Je te mercie d’avoir pris tant à cœur les intérêts de ce saint endroit. Veille à collecter les preuves de ce que tu nous as expliqué des… travaux du père Waulsort et fais les moi porter. Tu pourras ensuite vaquer à tes tâches auprès de l’hôtel du roi. »

Ernaut salua respectueusement et se retira, un peu chagrin de n’avoir pas été convié à goûter les fruits au sirop. Il était malgré tout satisfait de l’impression qu’il avait faite. Il savait que c’était audacieux de sa part de montrer autant d’initiative, mais s’il ne prenait pas le risque de leur dévoiler ses talents, jamais ils n’auraient l’idée de lui accorder la place qu’il espérait obtenir.

Lorsque la portière de lourde étoffe retomba derrière Ernaut, l’évêque interrogea du regard Maugier du Toron.

« L’idée est habile, sire. Ses explications semblent frappées au sceau du bon sens, chose dont il a fait preuve tout au long de ses recherches.

— Est-il fils caché de quelque baron, ou cousin oublié de belle famille ?

— Je ne saurais vous dire, c’est la première fois que je le vois. Je n’aurais pas oublié pareil Samson !

— Un esprit si fin en un corps si remarquable. Dieu l’a doté de nombreux bienfaits ! Je ne serais pas surpris que bon sang lui vienne d’un noble ancêtre. Espérons qu’il sache toujours en faire honnête usage et ne succombe pas à l’orgueil ! Je serais fort curieux de savoir d’où il vient…

— Et ses idées, qu’en pensez-vous ? »

L’évêque Constantin fit la moue. On aurait dit qu’il venait d’avaler un fruit trop amer.

« Il semble avoir bonnes raisons de nous servir cela, et je ne vois rien qui puisse indiquer qu’il n’en a pas été ainsi. Mais j’avoue que le remède est âcre. Quant à sa proposition à servir aux visiteurs, elle frise le blasphème !

— Vous êtes l’autorité en la matière, sire. Je tiens néanmoins à dire que je la trouve fort pertinente, certainement fondée sur l’observation du peuple. »

Constantin lui adressa une œillade sévère.

« Attention, Maugier, je ne tolérerai pas de mon vicomte qu’il s’exprime comme mécréant. Nous sommes des gardiens, des phares qui doivent indiquer au commun la bonne direction. Nulle place pour la déviance en mon hostel ! »

Le discours semblait s’adresser tout autant à lui-même tant son visage était animé de tensions contradictoires. Il ne pouvait qu’être attiré par l’ingéniosité de la proposition et en était même quasi jaloux. Cependant, son solide sens commun et sa pratique d’une foi scrupuleuse étaient heurtés par la tournure d’esprit lui ayant donné naissance.

« Bon, je verrai demain au chapitre comment les chanoines accueilleront l’idée. D’ici là, j’aurai dormi dessus !

— Et en ce qui concerne les tribulations du père Waulsort ?

— S’il n’a pas emporté ses secrets avec lui, espérons que je tienne là beau présent à faire au roi. Cela pourrait faire avancer notre cause pour les territoires disputés avec le sire de Rama. »

Maugier s’accorda un sourire complice. L’évêque savait parfois faire preuve de toute la rouerie qu’on s’attendait à rencontrer chez un habitué des intrigues de palais. Il était servant de Dieu, scrupuleux dans ses préceptes et ses pratiques, mais surnageait de temps à autre l’homme de pouvoir. Il fallait juste l’aiguillonner un peu pour l’aider à sortir de ses sentiers familiers.

Lydda, magasins du palais épiscopal, matinée du samedi 20 décembre 1158

Ernaut avait suivi un solide valet venu à lui jusqu’à un secteur où il n’avait guère traîné les souliers, coincé entre l’hôtellerie et le réfectoire. Il descendit par une courte rampe dans un soubassement légèrement en sous-sol, ménagé pour y abriter de vastes entrepôts tout en offrant une belle esplanade aux étages supérieurs. De façon irrégulière, de massifs piliers quadrangulaires soutenaient les voûtes d’arêtes empoussiérées. Le lieu rappelait par les odeurs humides la cave paternelle à Vézelay, quoique celle-ci fût de dimensions bien plus modestes. De grandes jarres avaient été installées pour y conserver l’huile, à en juger par les ruissellements graisseux qui accrochaient la lumière autour de l’encolure et sur les trappes de bois qui les coiffaient.

Ils montèrent un escalier qui débouchait dans une salle aux étagères emplies de draps et de couvertures, du sol au plafond. Un chanoine de bonne taille, le visage rond marqué d’une imposante tache de naissance sur la joue, en supervisait le tri effectué par une demi-douzaine de femmes et de filles. Il donnait ses instructions d’une voix étonnamment douce, dans la langue locale, avec une grande familiarité avec elles. On aurait dit un aimable grand-père avec ses petits-enfants, si ce n’était qu’il n’en avait pas l’âge. Il accueillit Ernaut d’un sourire, tout en barrant une ligne sur sa tablette de cire.

« Ah, vous voilà ! Nous sommes en train d’aérer les vieux linges, pour qu’ils ne s’abîment pas. Il ne faudrait pas que nos cadeaux aux valets pour la Noël sentent le moisi ! Je suis Danyel, le drapier. Mais on me nomme père Breton. »

Il serra la main d’Ernaut avec vigueur avant de l’inviter à le suivre. Il marchait rapidement, la tête légèrement courbée, les bras dans le dos, comme s’il cherchait à fracasser du front tout ce qui présentait à lui. Même s’il semblait déborder d’énergie, ses manières étaient affables avec chacun de ceux qui le croisaient. Ils arrivèrent dans un recoin d’une des salles où s’amoncelaient les malles, les paniers et les coffres de pin. Il s’y était installé une table et des tabourets et y traitait apparemment ses affaires courantes. Une étroite fenêtre, barrée pour le moment d’un épais parchemin, y dispensait une lumière ambrée. Il s’assit et, d’un geste, invita Ernaut à faire de même. Il leur versa à chacun un peu de vin, certainement coupé d’eau vu sa couleur claire. D’un œil, il vérifia que personne ne traînait dans les environs avant de prendre la parole de sa voix légère.

« Mon sire Constantin nous a informés de vos… explications sur les évènements qui ont endeuillé les lieux ces dernières semaines. »

Il avala un peu de boisson, comme à la recherche de ses mots.

« J’ai appris que vous étiez compagnon du jeune clerc de l’archevêque. J’en suis désolé pour vous, mais ainsi que vous l’envisagez, un chantier est souventes fois lieu de mortel péril. Ces derniers mois, nous avons eu notre compte de membres brisés, sans même parler des malheureux qui ont glissé d’une passerelle pour rejoindre notre Seigneur.

— Merci de vos condoléances. Si je suis ici, c’est parce que les circonstances ont paru bien mystérieuses.

— On ne s’émeut point pareillement jusqu’en l’hôtel du roi quand un charpentier tombe d’un faîtage ou qu’un maçon est emporté par un coffrage mal étançonné. »

Il fit un geste de la main, comme pour se débarrasser de ces funestes pensées.

« Il est néanmoins fort bon de voir que c’est à un proche du malheureux que cette histoire a été confiée. Au moins sa tombe aura été illuminée de quelques ferventes et amicales prières. »

Il se resservit une généreuse portion de vin avant de continuer.

« Si je vous ai invité à me joindre, ce n’est pas pour commenter cet accidentel trépas. C’est celui du père Régnier qui me questionne bien plus avant. Le père évêque nous a conté vos conclusions, mais je n’y peux souscrire. »

Ernaut vit que la main du chanoine s’était mise à trembler tandis que sa voix s’éteignait. Il brûlait de presser le drapier de mille questions, mais avait appris à attendre la fin de tels épanchements pour n’en point briser l’élan.

« De tout ce que faisait Waulsort en sa maisonnette, avec son valet, je n’en disconviens pas. Nul ici ne doutait qu’il œuvrait à quelque secrète et mystérieuse entreprise. Il a toujours été ainsi, désireux de percer des arcanes qui n’appartiennent qu’à Dieu. Le Très-Haut nous dote parfois bien étrangement… »

Il se mit à faire tourner son gobelet, les yeux dans le vague, n’adressant à Ernaut que de timides regards quand il espérait voir poindre un soutien ou une lueur de compréhension.

« Je n’ai nulle idée de ce qu’il tramait avec son compère. Je vous en fais serment. Jamais il n’évoquait cela avec l’un ou l’autre de nous. Par contre, je sais avec assurance qu’il ne cherchait pas à vaincre le mystère du feu grégeois.

— Et pourquoi ça ? demanda Ernaut, après une longue attente.

— J’ai constaté ce qu’il demeurait des corps de Régnier et de son valet lorsqu’on les a préparés pour leur dernier voyage. Il n’étaient pas brûlés ainsi que le sont les victimes de cette arme terrible. J’en ai déjà vu, dans mes jeunes années, tandis que j’étais plus souventes fois dans le Nord. Les hommes ont des brûlures qui ne ressortent en rien de l’extraordinaire. On les soigne d’ailleurs de la façon habituelle. »

Ses yeux s’affolèrent tandis qu’il dévoilait la révélation qui l’inquiétait tant.

« Là, on aurait dit que le pauvre Waulsort avait été rongé par le feu, ses chairs non pas carbonisées, mais englouties par une flamme vorace. Ce n’était pas là un incendie habituel. J’incline à croire qu’il a touché là quelque incontrôlable magie.

— Parlez-vous là de pratiques…

— Démoniaques ? Je ne saurais dire le vrai, je le confesse volontiers. Mais j’ai bien vu les instruments rapportés de son hostel en ville. Ce n’est pas là habituel fourniment de simple prêtre.

— On me l’a dépeint comme fort curieux des choses de la nature.

— On peut être versé en bien des savoirs, selon celle-ci ou à son encontre. On s’en trouve parfois d’autant plus avide de percer des secrets qui ne doivent jamais nous être dévoilés. »

Ernaut n’était pas bien sûr de comprendre. Il savait que les clercs étaient prompts à se jeter l’anathème à la face les uns des autres, et des évêques en désaccord n’avaient aucun scrupule à s’excommunier l’un l’autre. C’étaient là des querelles qui touchaient aux passions usuelles d’hommes de pouvoir, même sacrés, et ne concernaient qu’indirectement le peuple, qui devait se contenter d’en subir, le dos courbé, les conséquences. Malgré tout, cela n’avait rien à voir avec la religion en elle-même. Dieu et tous les saints, surtout, demeuraient les principaux interlocuteurs et destinataires de toutes les pratiques pieuses, voire magiques, lorsque certains démons venaient s’inviter dans la danse.

« Je n’ai aucune certeté de cela, mais en ces territoires d’histoire ancienne, où de nombreuses superstitions côtoient la vraie Foi, d’aucuns peuvent croire qu’on peut franchir des ponts, des passages sans en payer le prix…

— Si je vous comprends bien, le père Régnier aurait tenté d’exercer quelque magie païenne et en aurait été puni ?

— Thibault était fort versé dans les langues d’ici, dont il avait une pratique aisée. Surtout des écrits. Ce n’était pas simple sergent tout juste bon à nettoyer et cuisiner. Je ne saurais dire quel était son cursus, vu qu’il n’a jamais appris ni trivium ni quadrivium, mais il savait ses lettres. Du moins celles de sa nation.

— D’où était-il ?

— Je ne sais. Il a compaigné le père Waulsort depuis Saint-Saba, dans la vallée du Cédron. Mais ses origines… »

Il haussa les sourcils en signe d’ignorance, puis se concéda une nouvelle lampée. Ernaut se demanda si cette pépie était habituelle ou si c’était là le signe d’une nervosité inaccoutumée.

« En avez-vous parlé à l’évêque ?

— Je ne me sens pas assez assuré pour ainsi souiller le souvenir du père Régnier auprès de mes frères…

— Mais vous avez désir que la vérité se sache ?

— Toute chose n’est pas forcément bonne à dire et mon sire l’évêque a proposé une idée fort habile pour que les rumeurs se taisent et fassent désormais honneur à saint Georges. Non, si je vous confie cela, sous le sceau du secret, j’en fais la demande, c’est afin de m’assurer que l’âme du pauvre Waulsort connaîtra la paix et le repos. Quels qu’aient été ses erreurs ou ses défauts, il les a abandonnés sur terre et il a droit à la félicité des Cieux. »

Ernaut s’accorda un sourire en découvrant que Constantin avait repris l’idée à son compte. Il en était flatté quoiqu’un peu vexé de ne pouvoir s’en attribuer publiquement le mérite. Il avala une longue gorgée du vin, sucré et gouleyant à souhait. Il comprenait que le frère s’en envoie de si belles rasades.

« Vous attendez quoi de moi, à me révéler cela ?

— Je ne sais au juste. J’ai juste désir de vous apporter mes lumières sur les points que j’estime obscurs. Il serait dommageable que d’aucuns reprennent les travaux du père Régnier si ce n’est pas le secret du feu byzantin qu’il cherchait à percer, mais toute autre chose, bien plus terrible et impie. Imaginez que le sire évêque en fasse cadeau au roi et que cela libère des forces infernales au sein du royaume. »

La perspective le fit frissonner et l’incita à réguler cette fièvre par une nouvelle lampée. Ernaut espérait que le clerc parlait de façon imagée. Personne ne doutait de l’existence des forces démoniaques, mais elles demeuraient généralement tapies dans les ombres, dans le recoin des âmes des valets à leur service. Se pouvait-il qu’il y ait moyen pour eux de pénétrer, chair et sang, dans le royaume des hommes ? Les prêtres le disaient parfois. Dans un tel cas, c’était peut-être saint Georges lui-même qui avait relâché quelque peu sa poigne de la gorge du dragon par qui les maléfices allaient déferler pour engloutir l’univers.

Soudainement inquiet, Ernaut fronça les sourcils. D’une intrigante affaire de secret militaire où il avait l’occasion de mettre en avant ses capacités, il se voyait plongé dans une ténébreuse histoire où des créatures de l’au-delà intervenaient en personne pour contrecarrer les plans les unes des autres, détruisant des vies humaines au passage. Subitement, les choses lui paraissaient moins attrayantes et il caressa machinalement la petite croix qu’il portait généralement autour du cou. Il fallait demander à Raoul de relire les notes de Waulsort à la lumière de cette hypothèse. Les érudits jaloux de leur savoir étaient coutumiers des écritures codées et symboliques et ils avaient peut-être été menés en bateau depuis le début.

Sommaire : Le souffle du dragon

Suite : Chapitre 5

1)
Pyr, prononcé [piɾ].
2)
La seconde croisade, qui a échoué devant Damas en 1148 et n’a abouti à rien de vraiment concret.
3)
Voir le troisième tome, La terre des morts.
4)
Voir le premier tome, La nef des loups.
5)
Les Cisterciens, connus pour leurs talents de gestionnaires et d’innovateurs techniques.